Depuis qu’un certain G.R.R Martin a déclaré dans une interview qu’en tant qu’écrivain, il se considérait plutôt comme un jardinier que comme un architecte, il est devenu courant pour les auteurs de se positionner selon cette perspective.
Pour résumer, un écrivain architecte est un auteur qui prépare son scénario en amont de l’écriture, en utilisant divers outils pour établir un plan pour l’intrigue, construire l’arc de ses personnages, etc. Un écrivain jardinier, lui, plante ses idées dans le terreau fertile de son imagination et se lance directement dans l’écriture pour voir ce que ça donne.
Il s’agit donc d’une opposition entre préparation et improvisation, réflexion et intuition. Mais de fait, beaucoup d’auteurs ont du mal à se positionner, ou plus exactement vont simplement dire qu’ils penchent plutôt d’un côté tout en précisant qu’ils ne rejettent pas totalement l’autre. Car écrire nécessite tout à la fois de la préparation, de l’improvisation, de l’intuition et de la réflexion. Le reste n’est qu’une question d’équilibre en rapport avec notre nature personnelle et nos modes de fonctionnement.
De fait, je trouve cette comparaison un peu stupide. Mon père exerçait le métier d’architecte-paysagiste, je suis bien placé pour savoir qu’un jardinier ne se contente pas de planter des graines et de voir comment elles poussent. Il existe des jardins dans lesquels on contraint la pousse des plantes aux tracés des parterres (jardin à la française), d’autres où les tracés épousent la pousse naturelle des plantes (jardin naturel) et d’autres où le tracé imite la pousse naturelle des plantes (jardin à l’anglaise). Sans oublier les jardins secs japonais, les jardins chinois centrés sur l’eau, etc.
Magicien de l’écriture
En tant qu’auteur, je préfère me définir comme un magicien, un prestidigitateur, en me basant sur les similitudes qui réunissent ces deux activités. Comme un écrivain, un magicien doit capter l’attention d’un public. Il le fait avec des tours, quand l’écrivain le fait avec des histoires.
Dans le Prestige de Christopher Nolan, le personnage de Michael Caine donne une très belle définition de la prestidigitation. Il la résume ainsi. D’abord, la Promesse. Le magicien présente un objet ordinaire au public, sous-entendant que quelque chose d’extraordinaire va arriver à cet objet. Ensuite, le Tour. Pendant lequel il arrive effectivement quelque-chose hors de l’ordinaire (un oiseau disparaît, une femme se fait couper en deux…). Toutefois, le tour ne suffit pas. Le public s’amuse, mais il attend plus. C’est là qu’intervient la dernière phase du tour de magie, le Prestige. L’oiseau réapparaît, la femme se relève toujours en un morceau. On applaudit.
Bref, tour de magie et histoire présentent une même structure de base. Exposition, développement et conclusion. Christopher Nolan, en bon raconteur, n’est évidemment pas complétement neutre dans son approche. Beaucoup de ses films sont à la fois des histoires, et des études des processus narratifs. Le Prestige n’y déroge pas. Mais il n’a pas choisi ce thème au hasard.
On peut ainsi facilement calquer le découpage d’une histoire de fiction sur le modèle du tour de magie présenté dans ce film.
- Tour de magie : Promesse, Tour, Prestige.
- Histoire de fiction : Promesse, Intrigue, Paiement.
Promesse
Tour de magie et histoire fictionnelle débutent tous les deux par une promesse. C’est un contrat tacite que passent le magicien et l’écrivain avec leur public. Le magicien dit : observez-moi. L’écrivain dit : lisez-moi. Dans les deux cas, la promesse est la raison pour laquelle le public va accepter cette injonction.
La nature de ses promesses peut être variée (mystère, aventure, exploration…) On peut même accumuler les promesses au cours de l’histoire, l’objectif étant toujours le même, inciter le lecteur à continuer à lire car, derrière chaque promesse, doit se cacher quelque chose d’intéressant, émouvant, surprenant… Chaque promesse va donc susciter des attentes qui vont pousser le lecteur à continuer à lire, le spectateur à regarder le show jusqu’au bout.
Tour/Intrigue
Le magicien a montré son chapeau, il en sort maintenant divers objets, des foulards, un lapin, une canne à pêche, il s’amuse d’effets comiques ou visuels pour maintenir l’attention. Le public s’amuse.
L’écrivain a exposé les enjeux de son histoire, il étire maintenant les fils narratifs des personnages, des événements et des situations. Il joue sur l’ambiance, les effets de styles, les rebondissements, le lecteur est maintenu en haleine.
Prestige/Paiement
La fin du tour approche, les spectateurs se sont bien amusés, mais maintenant ils attendent que le magicien termine en beauté. Sortir des objets de son chapeau, c’est bien, mais ça finit par être répétitif. Soudain, le magicien jette son chapeau dans leur direction. L’objet disparaît en mille paillettes au-dessus d’eux et une colombe prend son envol à sa place. Applaudissement. Le magicien salue d’un geste ample. Un claquement de doigt et le chapeau réapparaît dans sa main. Rire dans la salle, courbette sur la scène. Puis le magicien la quitte, chapeau bien vissé sur la tête.
Tenir son histoire fictionnelle ou son tour de magie ne suffit pas, il faut également apporter des réponses aux promesses que l’on a faite à son public. C’est ce que John Truby appel le Paiement, et que Nolan défini comme le Prestige dans son film éponyme. Cela fait partie prenante du contrat tacite qui existe entre auteur et lecteur.
On pourrait résumer le rapport entre auteur et lecteur par le dialogue suivant :
- Auteur : bonjour lecteur. Ça te dit de lire mon livre ? Il y a plein de trucs cools dedans !
- Lecteur : fait voir ? Ah ouais, ça à l’air cool en effet. J’aurai quoi si je lis tout ?
- Auteur : je te promets que tu [mettez l’option de votre choix].
- Lecteur : vraiment ? Attend, je lis.
- Auteur : alors ?
- Lecteur : super, tu ne m’as pas menti/nul, tu m’as menti.
Si le paiement n’est pas à la hauteur des attentes suscitées, le public risque d’être déçu, et il y réfléchira à deux fois avant de vous lire à nouveau. Pourquoi ? Car il aura sérieusement l’impression que vous vous êtes moqué de lui. « Tout ça pour ça ? » pensera-t-il ? Ou bien « Mais alors, toute cette histoire de prophétie ne servait à rien ? ». Ou encore plus simplement « Quel gâchis ! ».
La suspension de l’incrédulité
Un autre point commun qui existe entre tour de magie et histoire fictionnelle, c’est que nous savons pertinemment que ce que nous voyons/lisons est faux. L’oiseau ne disparaît pas pour de vrai. Cette histoire n’a jamais réellement eu lieu. Pourtant, nous y croyons. Ou plus exactement, nous faisons semblant d’y croire. Tout simplement parce que si nous ne le faisions pas, alors nous serions incapables d’apprécier le tour ou l’histoire. Nous ne pourrions pas être charmés par la réapparition de l’oiseau, ou ressentir de l’empathie pour les personnages. Dans la magie, on dit que les yeux refusent de voir. En narratologie, on parle de suspension de l’incrédulité. Mais un rien peut mettre à mal cette suspension. Il suffit d’une incohérence pour nous faire décrocher d’une histoire.
C’est le rôle d’un magicien de ne jamais laisser paraître ses astuces, en sachant détourner l’attention au bon moment, en exécutant parfaitement les gestes et les escamotages, en maquillant l’ingénierie nécessaire à son tour.
De même, c’est le rôle d’un auteur de tout mettre en place pour que le lecteur n’arrête jamais de suspendre son incrédulité et continue de croire à son histoire, son univers, ses événements, ses personnages. Il fait cela en se gardant de toutes les incohérences, narratives, contextuelles ou comportementales ou en évitant d’utiliser des ficelles trop grosses ou trop vues. Mais il peut aussi maquiller les éventuelles faiblesses de son scénario, détourner l’attention avec des intrigues secondaires et utiliser tout un éventail de techniques, à l’instar d’un prestidigitateur.
Au milieu, se raconte un livre
Il y aurait bien d’autres similitudes à évoquer, mais cela ferait un article beaucoup trop long. Je vais m’arrêter sur une dernière. Un magicien n’est rien sans un public pour admirer ses tours. La magie naît de leur rencontre. Il en est de même pour les histoires.
Un livre existe aussi bien à travers son auteur, que ses lecteurs. Si le premier pose sur le papier les mots qui sont le fruit de son imagination, les seconds puisent dans ces mêmes mots leur propre vision de l’imaginaire proposé. L’histoire que contient le livre se situe à la croisée de ces deux imaginaires.
Voilà pourquoi Promesse, Intrigue, Paiement et Suspension de l’incrédulité sont si importants. Ils forment le substrat qui lie auteur et lecteur, c’est-à-dire les deux faces d’une même pièce forgée dans le métal de la fiction.
À voir et à lire sur la toile
Cet excellent article de Julien Hirt sur le contrat auteur-lecteur.
La suspension de la réalité expliquée en vidéo, par Julien Simon.
Pour aller plus loin
La dramaturgie : Yves LAVANDIER
Anatomie du scénario : John TRUBY
NB : toutes les images qui illustrent cet article sont tirées du film Le Prestige, de Christopher Nolan.