Atlas portant le monde, par Boris Vallejo

Les rôlistes sont-ils de meilleurs créateurs d’univers ?

Les amateurs de jeu de rôle seraient mieux préparés que les autres créateurs d’imaginaires pour inventer des univers fouillés et riches. Cela tiendrait au fait qu’ils sont habitués à évoluer dans de tels mondes imaginaires. C’est ignorer plusieurs générations d’auteurs et oublier des biais inhérents à ce type de création.

N’y voyez aucun dédain de ma part, je suis moi-même rôliste pratiquant, mais je trouve dans cette affirmation une certaine suffisance. Le jeu de rôle existe depuis 50 ans alors que la littérature de l’imaginaire plonge ses racines dans l’antiquité. Remettons donc un peu les choses dans l’ordre et brisons quelques mythes ensemble.

La création d’univers précède le jeu de rôle

Conan le barbare, par Frank Frazetta
Frank Frazetta est sans nul doute un grand artiste, mais reconnaissons que question clichés, il envoie du lourd.

On compte probablement plus d’univers issus de la littérature adaptés avec succès en jeu de rôle que l’inverse

Les auteurs de l’imaginaire n’ont pas attendu l’existence des jeux de rôle pour créer des mondes travaillés en profondeur. Loin des clichés sur le barbare Conan, son créateur Robert E. Howard a développé un univers complexe avec son histoire (l’age hyborien, mot dérivé du grec), ses royaumes et ses peuples (Aquilonie, Cimmérien…) ses dieux (Krom…) etc. Et que dire de Tolkien et de la Terre du milieu qu’on ne présente même plus.

Ces deux exemples sont éculés, mais ils ont la particularité d’être les univers qui ont inspiré le tout premier jeu de rôle sur table, le bien nommé Donjons et Dragons, D&D pour les intimes. On peut encore citer Lovecraft, dont le monde torturé et inventif a lui aussi été adapté en jdr. La liste est longue. On compte probablement plus d’univers issus de la littérature adaptés avec succès en jeu de rôle que l’inverse.

Les univers rôlistiques servent les joueurs avant l’intrigue ou les personnages

Les univers de jeu de rôle sont conçus dans un but bien précis. Il faut qu’un groupe de joueurs puisse y évoluer et s’amuser. Cela sous entend tout un tas de contraintes spécifiques. Par exemple, on doit pouvoir y mettre en scène une communauté de voyageurs, un groupe d’enquêteurs, ou encore une unité spéciale mandatée par une autorité quelconque. Ces univers tiennent compte également d’un ensemble de règles, répondent à des besoins initiés par la pratique du jeu, de la collaboration, etc. Quand on y réfléchi, il s’agit de biais de création qui limitent l’imagination.

J’ai fait l’expérience inverse avec La Chimeterre. C’est un univers que j’ai imaginé dans le but d’écrire un roman, pas un jeu de rôle. Dans les romans, je n’utilise peut-être que 50% des informations que j’ai créées pour ce monde. Un de mes amis souhaitaient exploiter tout ça pour faire un jeu de rôle. Le problème, c’est qu’il n’y a pas, dans La Chimeterre, de levier adéquat qui justifie la création d’un groupe de personnages venant de différents horizons et qui poursuivent un but commun. Pour cela, il faudrait transformer La Chimeterre, l’adapter. Dans un sens, cela reviendrait à la limiter à une vision plus restreinte. Peut-être que ça se fera un jour, j’en serai ravi. Mais ce n’est pas ce qui m’aidera à écrire les romans ou créer un univers plus riche et profond.

Tous les univers imaginaires ne sont pas rôlistiques

Alice au pays des merveilles, par Arthur Rackam
Ah, Arthur Rackam, quel talent !

Certains univers s’adaptent très facilement en jeu de rôle, d’autres beaucoup moins, voire pas du tout.

C’est le cas du Pays imaginaires de Peter Pan, ou du Pays des merveilles d’Alice, respectivement de J.M Barrie et Lewis Carroll. Impossible de nier l’apport de ces deux œuvres au domaine de l’imaginaire, ni leur complexité. Pourtant, si le premier a fait l’objet d’une adaptation en jdr, le résultat est mitigé et on tourne vite en rond. Quant au second, personne ne s’y est aventuré pour le moment.

D’ailleurs, reprenons notre petite liste d’auteurs précédemment cités. J.M Barrie, Lewis Carroll, H.P Lovecraft, H.E Howard, J.R.R Tolkien. Hormis Tolkien, tous sont morts avant la création du premier jeu de rôle. Aucun n’a jamais mené de partie. Diriez-vous pourtant qu’ils étaient moins bien préparés que les rôlistes d’aujourd’hui pour créer leurs univers respectifs ? Voilà une assertion à laquelle je ne m’aventurerais pas.

Plus généralement, combien d’auteurs contemporains sont à l’origine d’univers incroyables sans avoir jamais toucher à un jeu de rôle ? Beaucoup, sans aucun doute.

Mais alors, pourquoi beaucoup de rôlistes se croient-ils mieux préparés ?

Extrait du Donjon de Naheulbeuk - John Lang, Marion Poinsot

l’illusion que l’on comprend la mécanique qui est en jeu dans le processus de création d’un univers

Je crois que c’est un sentiment qui naît au travers de trois pratiques liées à cette activité. Du moins pour les maîtres de jeu.

  • L’habitude d’apprendre à connaître par cœur des univers souvent riches et complexes ;
  • Le fait d’animer ces univers et de les rendre vivants aux yeux des joueurs ;
  • L’envie ou la nécessité d’enrichir soi-même ces univers en fonction des besoins des parties.

Tout cela peut donner l’illusion que l’on sait comment fonctionne le processus de création d’un univers. Mais, quand on y regarde de près, la richesse des univers de jdr est souvent composée de multiples détails, nécessaires à la mécanique du jeu, mais tout à fait inutiles à la narration. C’est là encore, un des biais bien connu des auteurs qui viennent du jeu de rôle, et il en existe bien d’autres.

Enfin (là je vais me faire plein de nouveaux amis), le jdr est une activité élitiste. Entendons par là qu’elle est pratiquée par un petit nombre de personnes au regard de l’ensemble de la population. On ne peut pas complètement obnubiler le fait que certains se prennent pour des sachants vis-à-vis des autres, pauvres néophytes ignorants.

La création d’univers vient du cœur

un auteur qui porte en lui un univers n’a pas besoin du jeu de rôle pour le faire émerger et lui donner vie

Je crois qu’être habitué à faire vivre des univers fouillés et complexes créés par d’autres, n’aide pas a en créer soi-même. Par contre, je vois souvent des univers d’inspiration rôlistique qui, certes sont riches en détails, mais manquent totalement de profondeur et d’originalité.

Ce qui est vrai, en revanche, c’est que la plupart des rôlistes ont une appétence naturelle pour les mondes imaginaires. On ne vient pas au jdr par hasard. Il est donc normal que parmi eux, une proportion non négligeable dispose de véritables aptitudes à inventer des univers originaux. Mais cela n’a rien à voir avec la pratique du jeu de rôle. Cela tient à leur passion de l’imaginaire.

Je pense qu’un auteur qui porte en lui un univers n’a pas besoin du jeu de rôle pour le faire émerger et lui donner vie. Au contraire, la spécificité des univers rôlistiques peut entraîner des biais de création qui risquent de limiter ou distordre son inventivité.

Un média de l’imaginaire parmi tous les autres

la création de l’univers, son invention, se situe quelque part en amont de tous ces médias.

En ce qui me concerne, j’ai écrit mes premières histoires et imaginé mes premiers univers bien avant de m’intéresser au jeu de rôle. Et la découverte de cette pratique, plus que de m’aider à mieux créer, m’a plutôt mis en tête des réflexes que je dois combattre quand j’écris.

Le jeu de rôle est un média parmi d’autres où l’on peut mettre en scène un univers imaginaire. Ni plus, ni moins que dans les romans, les films ou encore les jeux vidéos. La mise en scène, les techniques et les pratiques sont justes différentes. On ne crée pas une pièce de théâtre et une série de la même manière. Un univers est traité différemment selon le média avec lequel on souhaite l’exploiter. Mais la création de l’univers, son invention, se situe quelque part en amont de tous ces médias.

J’apprend bien plus sur la création d’univers en lisant d’autres auteurs, quand jouant des parties. Et la raison en est très simple. Avec la lecture de romans, je peux explorer 20 à 30 mondes différents par an. En comparaison, avec le jeu de rôle, j’anime une seule table, avec au mieux 2 ou 3 univers par an.


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