La Joconde : Léonard de Vinci

Les histoires alchimiques : quand tout s’imbrique

Au premier abord, il s’agit d’un portrait, celui d’une jeune femme qui sourit, assise à un balcon. Puis on s’attarde sur les détails. La posture du modèle est sereine, mais derrière, on aperçoit un paysage agité et rocheux. Et puis, le sourire n’est pas franc, on a d’ailleurs pris l’habitude de le qualifier d’énigmatique. De plus, le temps à laisser sa marque, il a transmuté l’œuvre. Des détails ont disparu ou se sont estompés, comme le voile sur le visage. Des craquelures sont apparues. L’identité du modèle interroge. Qui est-elle ? Pourquoi ce sourire ? La Joconde de Léonard de Vinci n’est plus seulement un portrait, c’est aussi une énigme sur laquelle on peut librement laisser courir notre imagination.

Idée, décor, personnages, événement et style sont les cinq éléments indispensables qui composent une histoire, mais leur importance n’est pas égale selon les histoires. La plupart du temps, les récits s’articulent principalement autour d’un de ses éléments, celui qui est le plus fondamental pour l’histoire, ou simplement celui que souhaitait traiter davantage l’auteur. Mais il est des récits qui savent brouiller les pistes et mêler à merveille les éléments.

Cet article fait suite à celui ceux sur Les cinq éléments de l’alchimie romanesque. Si vous ne les avez pas lus, je vous invite à le faire.

De quelle histoire parlons-nous ?

Avant d’aller plus loin, il convient de préciser un peu ma pensée. Dans les articles précédents, j’ai brossé ce qui, selon moi, fait la structure basique d’une histoire en fonction de son élément principal. Mais il est évident que la plupart des récits ne se limitent pas à ces structures minimales. Une histoire construite autour d’un événement a tout intérêt à proposer des personnages fouillés, un décor captivant, un style travaillé et une idée qui tient la route. Mais est-ce que cela suffit à en faire une histoire alchimique ? Ben… non.

Divisons les histoires en trois grandes catégories structurelles…

D’abord, celles dont la structure narrative se construit et se concentre autour d’un seul élément. Elles intègrent peu d’intrigues secondaires, voire pas du tout, et quand il y en a, elles sont peu développées et servent principalement à nourrir l’intrigue principale. Cela ne veut pas dire que les autres éléments ne sont pas fouillés, simplement, ils n’influent pas sur la structure narrative.

Ensuite, celles dont la structure narrative principale se construit autour d’un seul élément, mais qui intègrent des intrigues secondaires qui vont influer sur la narration, en empruntant des détours ou en modifiant la perception que l’on peut avoir de l’enjeu initial du récit. Typiquement, il peut s’agir d’incorporer un arc narratif lié à un personnage dans une histoire à événement ou à décor, ou une intrigue secondaire de type événement (qui interviendra souvent dans le dernier tiers) dans un récit globalement centré sur le décor.

Enfin, celles dont la structure narrative entremêle habilement deux éléments (ou plus). Elles permettent plusieurs lectures de l’œuvre, selon des angles d’approche différents. Ces histoires peuvent bien évidemment intégrer des intrigues secondaires. Voilà ce que j’appelle des histoires alchimiques.

Je ne prétends pas que l’une au l’autre de ces grandes catégories d’histoires est supérieure aux autres. On parle ici de choix sur la structure narrative, pas de la qualité finale de l’œuvre. Un récit construit sur une structure narrative hyper basique mais qui aura travaillé à fond les différents aspects (idée, personnages, décor, etc.) sera toujours meilleur qu’une histoire à l’intrigue alambiquée et complexe, mais dont ces aspects auront été bâclés.

Des bases semblables, des manières de raconter différentes

Je crois que le mieux pour illustrer ce qui différencie ces trois types d’histoires est de faire une petite étude de cas pour chacune d’entre elles. Pour être aussi pertinent que possible, j’ai choisi trois récits centrés sur le décor et pour lesquels ont peut établir des parallèles :
– Le monde perdu
– Atlantide, l’empire perdu
– Mononoke hime

Ces trois récits ont en commun de raconter l’histoire d’un jeune homme qui entame un voyage et découvre une enclave demeurée hors du monde :
– Malone : avec le plateau isolé du monde perdu
– Milo : avec la cité engloutie de l’Atlantide
– Ashitaka : avec la forêt préservée du Dieu Cerf

Dans ces trois récits, des menaces existent, que nos héros vont devoir affronter et résoudre, des menaces que l’on peut résumer en un mot pour chaque histoire :
– Malone : la sauvagerie
– Milo : l’avidité
– Ashitaka : la prédation

Enfin, dans ces trois récits, nos héros vont vivre des aventures au sein de ce monde à part, qui les feront évoluer :
– Malone va acquérir de la maturité
– Milo va gagner de la confiance en soi et s’émanciper
– Ashitaka va se réconcilier avec lui-même

Maintenant que nous avons établis ce qui rapproche ces récits, voyons ce qui les différencie, dans leurs structures respectives.

Vous êtes prêt ? Attention, spoiler !

Cas n°1 : Le monde perdu (Conan Doyle)

Le pitch : Malone est un jeune homme qui a soif d’aventures, il rencontre un savant qui prétend avoir découvert un monde perdu, où existerait une faune extraordinaire, mais qui ne dispose d’aucune preuve de ses dires. Une expédition est montée pour prouver ou infirmer l’existence de ce monde.

Le personnage principal, Malone, est un journaliste ambitieux dont les principales motivations sont, par ordre d’intérêt : la soif d’aventure, le désir de notoriété, faire plaisir à sa petite amie.

De manière simplifiée, l’intrigue se déroule de la façon suivante :

  • Exposition : présentation des différents protagonistes, présentation de l’enjeu principal, résolution de la phase d’exposition par la création de l’expédition.
  • Voyage jusqu’au Monde perdu : inclus un certain nombre de péripéties, jusqu’au moment où les protagonistes pénètrent dans ce monde. Cette phase s’achève sur un accident qui piège les membres de l’expédition sur le plateau du Monde perdu.
  • Exploration et contrôle : les protagonistes découvrent au fur et à mesure le monde où ils sont piégés. Ils font face à différents périls, parviennent à les surmonter, jusqu’à maîtriser ce monde qui ne devient plus hostile.
  • Départ et résolution : ayant acquis la maîtrise du Monde perdu, les protagonistes peuvent finir son exploration et trouver un moyen de le quitter. Une fois de retour, ils exposent le résultat de leur expédition en apportant des preuves convaincantes de l’existence du Monde Perdu.

Nous avons ici une histoire à décor classique. Conan Doyle ne développe peu les intrigues secondaires (une vague amourette pour son personnage principal, censée renforcer sa motivation, et plusieurs événements sur le plateau du Monde perdu, qui s’intègrent à la phase d’exploration et de contrôle et servent donc uniquement à étoffer l’intrigue générale). Tous les changements de situation vont dans le sens de l’exploration : l’établissement de l’expédition, le fait d’être piégé sur le Monde perdu, la découverte des créatures qui l’habitent, la prise de contrôle du plateau, il y a peu d’échange avec les autochtones, les enjeux restent centrés sur les explorateurs.

Le personnage principal est récompensé sur la plupart de ses motivations (soif d’aventure, notoriété), sauf sur celle qui concernait sa petite amie. Cette intrigue très secondaire servant surtout à exposer les idées de Conan Doyle sur les avantages du célibat…

L’histoire s’achève sur une nouvelle proposition d’aventure pour le jeune Malone, ce qui correspond à sa motivation première. La boucle est bouclée.

Cas n°2 : Atlantide, l’empire perdu

Le pitch : Milo est un jeune homme qui se morfond dans les archives d’un musée, un riche homme d’affaires l’invite à participer à une expédition pour découvrir l’Atlantide perdue. Cette expédition est rendue possible par la découverte d’un livre qui expose le chemin qui mènerait à l’Atlantide. D’importants moyens y sont consacrés, le but principal affiché, est la découverte archéologique, mais ils espèrent également trouver sur place une source d’énergie fabuleuse.

Le personnage principal, Milo, intègre l’expédition, car il est un des rares à pouvoir déchiffrer le livre en question. Découvrir l’Atlantide est son rêve de toujours. Il reprend le flambeau de son grand-père, qui poursuivait le même objectif, mais qui est mort avant d’avoir réussi. Par ailleurs, Milo est un jeune homme qui n’a pas encore su trouver sa place dans la société où il vit. L’accomplissement de soi et la soif de découverte sont ses principales motivations.

De manière simplifiée, l’intrigue se déroule de la façon suivante :

  • Exposition : présentation du personnage principal, proposition d’intégrer l’expédition, présentation de l’expédition et de ses membres.
  • Voyage vers l’Atlantide : inclus un certain nombre de péripéties, notamment la destruction du principal moyen de locomotion qui donne le sentiment que les protagonistes s’engagent dans un voyage sans retour. Approfondissement de personnages secondaires. Premiers indices d’une intrigue secondaire. Cette phase s’achève sur la rencontre avec les Atlantes et la découverte de l’Atlantide.
  • Exploration et découverte : les protagonistes apprennent à connaître l’Atlantide et ses habitants. Cette phase se découpe en deux parties. Tout d’abord, tout semble merveilleux (Milo tombe amoureux de Kida, la petite-fille du patriarche, les Atlantes possèdent tous une petite pierre qui semble les protéger du vieillissement et de la maladie, le paysage est idyllique, la nourriture à porter de main…) puis on découvre des ombres aux tableaux (l’apprentissage de la lecture et l’écriture est interdit, le patriarche couvre des secrets et se méfie de ces étrangers, selon la loi locale il aurait fallu les tuer, etc.). Enfin, le chef de l’expédition laisse transparaître que ses intentions ne sont pas si nobles que cela. Cette phase s’achève quand la montée des tensions amène ce dernier à révéler ses vraies intentions (s’emparer d’un gros cristal qui est la source du pouvoir des Atlantes).
  • L’empire perdu est menacé : une intrigue secondaire centrée sur un événement se déclenche. L’Atlantide devient la proie à un déséquilibre provoqué par les explorateurs. Kida se sacrifie pour sauver son peuple (concept de l’élue), mais elle permet aux explorateurs de s’emparer du cristal. Sans lui, l’Atlantide est condamnée. Les secrets tombent (pourquoi il est interdit de lire, quel est le rapport qu’entretiennent réellement les Atlantes avec le cristal, comment l’Atlantide a disparu…) Milo prend parti pour les Atlantes et organise la révolte (grâce au fait que lui sait lire, mais aussi à sa position dans l’expédition dont il rallie une partie des membres). Le chef de l’expédition est vaincu, le cristal récupéré et l’Atlantide sauvée et un ordre nouveau délivré du poids du passé peut se mettre en place.
  • Conclusion : cette mésaventure a montré la fragilité de l’Atlantide, pour la protéger il est plus sûr qu’elle reste cachée. Les membres de l’expédition qui ont suivi Milo seront les seuls à rentrer chez et garderont le secret. Milo fait le choix de rester. Avec Kida, ils formeront le nouveau couple gardien de l’empire perdu.

Sur une structure classique, qui ressemble beaucoup à celle du Monde perdu, le fait d’intégrer des intrigues secondaires, construites autour d’enjeux qui concernent les habitants de l’Atlantide plus que les explorateurs, permet d’enrichir la structure narrative. On n’est pas seulement dans un voyage allez et retour, on s’intéresse également à l’impact de ce voyage sur le monde exploré. Ce monde préexiste aux explorateurs et leur survit. Son histoire s’intègre à la leur. Il y a une véritable interaction avec les habitants, les intrigues secondaires possèdent leur finalité propre.

Le personnage principal est largement récompensé dans sa motivation (l’accomplissement de soi). En endossant le rôle d’homme providentiel, il parvient à se révéler à lui-même et à trouver sa place dans le monde de ses rêves, où il acquiert un statut élevé.

L’histoire s’achève sur le retour des membres survivants de l’expédition. Ils ont rapporté avec eux quelques trésors pour satisfaire leur désir de richesse et prouver qu’ils ont bien atteint l’Atlantide, mais, pour satisfaire à la promesse faite à Milo, ils prétendent que celle-ci a disparu dans un nouveau cataclysme. La boucle est bouclée.

Cas n°3 : Mononoke hime (Hayao Miyazaki)

Le pitch : Ashitaka est un jeune homme qui mène une vie paisible dans son village, isolé, du reste du monde. Une créature démoniaque surgit et il est forcé de la combattre. Il parvient à la vaincre, mais celle-ci a le temps de jeter une malédiction sur le village. Touché par cette malédiction, Ashitaka doit quitter son village et partir à la découverte du monde « en portant sur celui-ci un regard sans haine ». Ainsi, peut-être pourra-t-il survivre à la malédiction qui le ronge (littéralement).

Le personnage principal, Ashitaka, se sait condamné. En effet, la malédiction le rend plus fort à chaque fois qu’il se laisse aller à la haine ou la colère, mais en retour il souffre et son corps est rongé par des marques sombres. C’est pourquoi il part à la découverte du monde et s’efforce autant que possible à réconcilier ceux qui s’opposent. Il espère ainsi conjurer la malédiction. Mais à travers ces objectifs, ce qu’Ashitaka recherche réellement, c’est ce réconcilier avec lui-même.

Contrairement aux deux récits précédents, l’intrigue de celui-ci peut être décomposée selon deux angles d’approche.

Point de vue du décor :

  • Exposition : présentation d’Ashitaka et de son village, arrivée du démon, la malédiction est jetée, le conseil du village est forcé de bannir Ashitaka. La phase s’achève avec le départ de nuit d’Ashitaka, où seule une jeune fille vient le saluer et lui remet un pendentif pour qu’il ne les oublie pas (elle et le village).
  • Voyage et découverte d’un monde magique/perdu : banni, Ashitaka s’engage dans un voyage qui semble sans retour. Il explore le Japon et découvre que celui-ci est en proie à la guerre. Après quelques péripéties, il rencontre un moine qui l’informe d’un pays où vivent des dieux, sous forme d’animaux géants. Il se rend sur place dans l’espoir de trouver un moyen de lever la malédiction. Il découvre une forêt magique peuplée d’êtres extraordinaires et entrevoit une jeune femme (Mononoke) pour laquelle il éprouve une forte attirance (si, si…), puis il découvre une forge dirigée par une femme en apparence froide (Dame Eboshi)), mais qui fait preuve de charité humaine (elle soigne des lépreux, les filles qu’elle engage sont d’anciennes prostituées…). Cette phase s’achève quand Ashitaka est le témoin du conflit entre le monde magique et celui des humains, symbolisé par un duel entre Mononoke et Eboshi. Ashitaka s’interpose.
  • Exploration et apprentissage : blessé, Ashitaka est recueilli et soigné par les habitants du monde magique. Il en apprend alors un peu plus sur la nature de lieu (la Forêt du Dieu Cerf) et de ses habitants, ainsi que sur le conflit qui oppose humains et dieux animaux. Toutefois, le Dieu Cerf ne peut (ou ne veut) pas lever la malédiction qui pèse sur lui.
  • Le monde magique menacé : Dame Eboshi se voit confier la mission de tuer le Dieu Cerf pour s’emparer de sa tête. De leur côté, les dieux animaux préparent également une attaque contre les humains. Ashitaka tente de convaincre les uns et les autres de renoncer à leur projet, en vain. Les animaux géants sont massacrés, et la tête du Dieu Cerf coupée, mais le Dieu ne meurt pas, il se transmute en une créature de mort qui court après sa tête. Ce n’est plus seulement la Forêt qui est menacée, mais également les forges et le monde des humains.
  • Résolution : Ashitaka et Monoke unissent leurs forces pour rendre sa tête au Dieu Cerf, mais quand ils y parviennent, il est déjà trop tard. Les forges sont la proie des flammes, la forêt n’est plus qu’une étendue désolée et morte et le Dieu Cerf se décompose. Mais en mourant, le Dieu Cerf sème une nouvelle vie, la forêt fleurit à nouveau, le feu des incendies s’éteint et Ashitaka voit sa malédiction levée.
  • Conclusion : bien qu’Ashitaka ait réussi à lever la malédiction qui pesait sur lui, il décide de rester au village des forges pour être le voisin de Mononoke et de ce qui subsiste du monde magique.

Point de vue de l’événement :

  • Exposition : présentation d’Ashitaka et de son village, arrivée du démon, la malédiction est jetée. La paix qui régnait dans le village est brisée. Troublé, le conseil du village est forcé de bannir Ashitaka. Avant son départ, la vieille chamane lui remet un caillou étrange trouvé dans les viscères du démon et qui pourrait être à la source de son mal.
  • A la rencontre d’un pays en guerre : Ashitaka parcourt le Japon, il est le témoin du désordre qui y règne. Des Samouraïs tuent des paysans, des villages sont rasés… Après quelques péripéties, il rencontre un moine qui lui dit que la pierre étrange provient sûrement d’une forge située à côté d’une forêt magique. Le démon et la pierre pourraient venir de là-bas.
  • Premières révélations : Ashitaka se rend dans le pays indiqué par le moine. Il découvre une forêt magique peuplée d’êtres extraordinaires et entrevoit une jeune femme (Mononoke) pour laquelle il éprouve une forte attirance (si, si…). Arrivé au village des forges, il rencontre la femme qui le dirige (Dame Eboshi). Il apprend qu’un conflit oppose les humains des forges aux dieux de la forêt. Dame Eboshi lui révèle que c’est elle qui a blessé le dieu/démon avec la balle qui l’a rendu fou. Ce conflit est donc à l’origine du mal qui est venu troubler son village.
  • Confrontation : Ashitaka est directement témoin du conflit entre le monde magique et celui des humains, symbolisé par un duel entre Mononoke et Eboshi. Alors qu’Ashitaka s’interpose, il es blessé. Il est recueilli et soigné par les habitants de la Forêt. Il apprend alors leur point de vue sur le conflit. Les animaux géants apparaissent résignés à disparaître.
  • Escalade du conflit : Dame Eboshi se voit confier la mission de tuer le Dieu Cerf pour s’emparer de sa tête. De leur côté, les dieux animaux préparent également une attaque contre les humains. Ashitaka tente de convaincre les uns et les autres de renoncer à leurs projets, en vain. Les animaux géants sont massacrés, et la tête du Dieu Cerf coupée, mais le Dieu ne meurt pas, il se transmute en une créature de mort qui court après sa tête. Le conflit devient alors secondaire, c’est l’équilibre du monde lui-même qui est menacé.
  • Résolution : Ashitaka et Monoke unissent leurs forces pour rendre sa tête au Dieu Cerf, mais quand ils y parviennent, il est déjà trop tard. Les forges sont la proie des flammes, la forêt n’est plus qu’une étendue désolée et morte et le Dieu Cerf se décompose. Mais en se mourant, le Dieu Cerf sème une nouvelle vie, la forêt fleurit à nouveau, le feu des incendies s’éteint. Un monde nouveau naît sur les ruines de l’ancien. Un nouvel équilibre est établi.
  • Conclusion : Mononoke, ne peut pas pardonner aux humains d’avoir provoqué la disparition du Dieu Cerf et de sa Forêt. Cela met une ombre entre elle et Ashitaka. Celui-ci décide tout de même de rester pour participer à la construction du nouveau village qui va remplacer les anciennes forges. Il espère qu’avec le temps, les blessures pourront se cicatriser.

À l’instar de Milo, Ashitaka endosse le rôle d’homme providentiel en parvenant à réconcilier les humains avec la nature (Dame Eboshi renonce à ses forges pour bâtir un nouveau village plus respectueux du monde qui l’entoure). Mais contrairement à lui, il ne parvient pas totalement à ses fins, puisque cette réconciliation intervient trop tard pour sauver entièrement le monde magique. Son échec se traduit aussi par le refus de Mononoke de pardonner aux humains. Celle-ci se considère toujours plus louve qu’humaine. La réconciliation est incomplète.

L’histoire s’achève sur un Ashitaka qui rejoint un groupe d’hommes et de femmes décidés à construire un village paisible et reculé, loin des horreurs du monde. La boucle est bouclée.

Des éléments interdépendants

Certains pensent peut-être que la démonstration est facile ? Que l’on peut faire la même chose avec toutes les histoires ? Eh bien, essayez donc avec le Monde perdu ou l’Atlantide, l’empire perdu. Ça ne fonctionnera pas. Dans le deuxième cas étudié ici, il y a certes une intrigue à événement, mais celle-ci ne démarre pas dès le début de l’histoire, elle vient s’insérer dans la structure du décor. Elle se développe dans le dernier tiers, comme intrigue secondaire à laquelle on donne un relief plus important.

Le film d’animation de Miyazaki, lui, est ces deux histoires à la fois, du début à la fin.

Les deux éléments sont interdépendants au sein de la structure narrative. Sans l’événement, Ashitaka ne serait pas parti à la découverte du décor. S’il n’explore pas le décor, Ashitaka ne peut pas découvrir la nature de l’événement.

Dans chacun des points de vue, ce ne sont pas nécessairement les mêmes éléments de l’histoire qui auront été retenus. Je vais prendre pour exemple les deux objets qu’Ashitaka reçoit avant de partir de son village.
Le pendentif symbolise le décor. Il est là pour rappeler à Ashitaka d’où il vient. Il n’a aucun rapport avec l’événement. Plus tard dans le récit, Ashitaka le donne à Mononoke. Par ce geste, il nous fait comprendre que quoi qu’il arrive, il ne retournera pas dans son village. Pour lui, le voyage s’arrête là où vit Mononoke.
La balle en métal symbolise l’événement. C’est cet objet qui a transformé le dieu sanglier en démon. Et cette transformation, causée par le conflit entre humain et dieux, entraîne le départ d’Ashitaka, dont le village se retrouve pris dans la nasse des événements malgré lui.

Cet entremêlement perdure jusqu’à la fin. L’échange final entre Mononoke et Ashitaka le traduit parfaitement.
Mononoke dit à Ashitaka qu’elle ne peut vivre avec lui, car elle est incapable de pardonner ce qu’on fait les humains. Elle parle de l’événement.
Ashitaka répond qu’il va s’installer dans le village des forges, pour malgré tout être son voisin. Il parle du décor.

L’histoire opère un glissement, au début le décor est plus présent, puis l’événement s’impose. Mais les deux ne cessent jamais de dialoguer et de se compléter. C’est cela qui est important.

Les pièges des histoires alchimiques

Je n’ai pas la prétention d’être capable d’écrire des histoires alchimiques, mais dans cette exercices, il y a des erreurs que nous pouvons tous identifier. La véritable difficulté des histoires alchimiques réside justement dans le fait qu’elles brouillent les pistes quant à leur nature.

Briser la structure narrative

Le premier piège, c’est de croire que pour faire une histoire alchimique, il suffit de commencer l’histoire avec une structure donnée, puis de basculer le moment venu vers une autre structure. Surprise ! Tu parles. On risque surtout de s’emmêler les crayons.

Si on me vend une histoire à événement, je m’attends à lire une histoire à événement du début à la fin. Je n’ai rien contre l’ajout d’intrigues secondaires centrées sur des personnages importants, ou une petite escapade dans un monde merveilleux. Quand c’est bien fait, ça enrichit l’histoire. Par contre je risque d’avoir les poils du bras qui se hérissent si, arrivé au deux tiers du récit, on me chamboule tout pour me dire que, non, finalement toute cette histoire n’a rien à voir avec l’événement. Celui-ci n’est qu’un prétexte pour une tout autre histoire centrée sur une idée.

C’est un sentiment que vous avez sûrement déjà partagé, celui d’une trahison. Et vous vous êtes peut-être demandé : mais bordel ! Pourquoi ce c***** d’auteur n’a pas tout de suite commencé par ça ! Ça m’aurait évité de perdre mon temps.

Accumuler les rebondissements pour pouvoir basculer d’une structure narrative à une autre n’est pas une façon de construire une histoire riche et complexe.

Vouloir mélanger de l’huile avec de l’eau

Le deuxième piège, c’est de mêler deux éléments sur des bases narratives antinomiques ou non complémentaires. Plus concrètement, on peut voir dans les histoires alchimique, l’art de construire son récit autour de deux intrigues chacune basée sur un élément différent.

Ces temps-ci, beaucoup d’histoire cherchent à mettre en parallèle une dystopie (histoire à événement) avec un adolescent/jeune adulte qui acquiert la maturité (histoire à personnage). Et le concept est bon. Il fonctionne pour plein d’auteurs. D’autres se sont complètement fourvoyés. Pourquoi ?

Les premiers font l’effort de mêler les intérêts des deux intrigues. Les seconds se contentent de plaquer l’une sur l’autre.

Je ne sais pas vous, mais perso je trouve qu’il y en a une qui met bien plus de cœur à l’ouvrage.

Battle royale est une dystopie qui traite également de l’émancipation d’un jeune homme (Shûya). Dans ce film, pour lutter contre la violence des jeunes, les adultes organisent tous les ans un « jeu », dont le but est de faire s’entre-tuer une classe d’étudiants jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un survivant. Le film traite plusieurs thèmes, tout sauf légers : dénonciation de la violence de la société, place des jeunes générations dans cette société ainsi que leur émancipation, les sacrifices à faire pour y parvenir, la place de l’amour dans le choix des sacrifices.

Les adultes répondent à la violence des jeunes par la violence (lutte des générations), mais les personnages principaux vont puiser leur motivation dans l’amour plutôt que la haine. Shûya et Noriko s’aiment et cherchent un moyen de survivre tous les deux. Il rencontre Shogo, lauréat d’une précédente cession du jeu, revenu pour se venger de la perte de son amour (qui sait justement sacrifiée lors du jeu pour lui permettre de vivre !). Les conséquences de la dystopie sont directement responsables des enjeux autour de l’émancipation des personnages.

Finalement Shûya et Noriko parviennent à quitter le jeu ensemble, grâce à l’aide de Shogo, ainsi que la négligence semi-volontaire de Kitano « l’animateur » du jeu, qui lui aussi semble agir par amour. En s’échappant du jeu, Shûya et Noriko ont déjoué le système (dystopie), et ont acquis assez de maturité pour affronter la nouvelle vie qui les attend (personnages).

Hunger Games se présente sous la forme d’une dystopie, dont l’héroïne, Katniss, est une jeune femme badass (comme il faut). Le récit emprunte ces thèmes de base à Battle Royale. Il est toujours question d’un jeu ou des jeunes doivent s’entre-tuer, mais cette fois la justification est différente, il s’agit de canaliser les éventuelles velléités de rébellion des différents districts qui composent le monde où vit Katniss, sous couvert de célébrer un funeste événement et d’empêcher que celui-ci se reproduise. Katniss est contre ce système et voudrait bien que ceux qu’elle aime en soient libérés. Le 1er film fonctionne plutôt bien (je n’ai pas lu les livres, donc je ne peux juger que sur les films). Son finish est gentillet, mais il colle avec les motivations de l’héroïne, centrées sur l’amour (protéger sa sœur, aider le jeune homme de son district, survivre pour retrouver son petit ami…).
Katniss a déjoué le système (dystopie), mais sur la question de l’émancipation des siens, l’histoire reste en suspend et Katniss ne parait pas mieux armée pour lutter contre le système. Ce qui justifie une suite.

C’est justement après que ça se gâte. La dystopie continue, mais les thèmes d’origines (empruntés à Battle Royale, hein) s’effacent et on nous sert une révolte (gentils rebelles contre méchants gouvernants), sur laquelle on colle une intrigue de trio amoureux (WHAT ? Encore un !). De facto, l’événement prend le pas sur tout le reste, jusqu’à la fin, où, par gros rebondissements interposés, les gentils rebelles deviennent méchants et l’héroïne envoie tout balader en nous disant : non, mais moi, tout ce que je voulais c’était me trouver un gentil mari pour faire des gosses et les élever peinarde à la campagne. Question émancipation, on repassera.

Dans les deux cas, l’amour se révèle être un thème central. Mais là où, dans Battle Royale, il permet de lier les deux éléments (événement et personnages) entre eux (Shûya ne veux pas sacrifier son amour à leur stupide jeu !), dans Hunger Games, la motivation de Katniss n’a finalement que peu à voir avec l’événement. On pourrait certes tirer un peu sur les bords et dire qu’elle a fait tout ça pour pouvoir élever ses enfants dans un monde sans violence, mais les autres motivations prennent tellement le pas sur celle-ci, que la justification ne tient pas. Katniss, sensée incarnée une femme forte en quête d’émancipation pour les siens, refuse à la fin d’incarnée la révolte qu’elle a fait naître et se révèle finalement très conservatrice dans ses choix de vie.

En fait Katniss vit deux histoires séparées. La révolte contre la dictature de son monde. La recherche de l’amour pour fonder une famille. Cela n’a rien de gênant en soi. Sauf que les deux histoires sont mises sur le même niveau, sans qu’il n’y ait de véritable dialogue entre elles. Et les objectifs de l’un ne vont pas forcément avec les objectifs de l’autre. L’histoire aurait gagné à clarifier son propos. Soit, raconter l’histoire d’une jeune femme qui lutte pour les siens (principal), et croise l’amour pendant sa lutte (secondaire). Soit raconter l’histoire d’une jeune femme en quête d’amour (principal), entraînée malgré elle dans une révolte contre la dictature de son monde (secondaire). Entre ces deux possibles, la série de films ne fait jamais clairement le choix. Pire, il semble d’abord aller dans le sens du premier cas de figure, avant de basculer brutalement sur le second.

Vous me direz que tout ça n’a pas empêché Hunger Games d’être un succès planétaire. Et c’est vrai. D’ailleurs il y a plein de bonnes choses dans cette série de films. Mais si vous faites un tour du côté de Rotten Tomatoes, vous constaterez que le public ne s’y trompe pas. Là où le 1er volet obtient 81% d’opinion favorable des spectateurs, le 4e et dernier film s’effondre à 66%.

Il s’agit uniquement d’un exemple. Le même cas peut se rencontrer avec des histoires qui oscillent entre décor et événement, personnages et idée, etc.

Histoire alchimique, ou alchimie du récit ?

Pour conclure, je dirais qu’il est tentant de vouloir écrire une histoire alchimique, elles paraissent souvent plus riches, plus élaborées. Eh bien, je vais m’inscrire en faux par rapport à ça. Ce qui fait la richesse d’un récit, c’est la profondeur du travail effectué sur chaque élément. Point.

L’histoire de Mononoke Hime est complexe, mais pas alambiquée. On peut la résumer assez facilement. Sa profondeur, elle existe également dans le traitement nuancé des personnages, dans la poésie de ses images, dans l’idée initiale de Miyazaki (le 1er titre du projet était « Le voyage d’Ashitaka » et le réalisateur souhaitait y explorer la période Muromachi).

S’il y a une chose à retenir, c’est que, pour que la magie narrative opère, il est important de soigner les cinq éléments de son histoire, que celle-ci soit alchimique ou non. La structure narrative peut être bancale, ou basique, mais si les cinq éléments sont correctement travaillés, alors on trouvera tout de même de l’intérêt à suivre le récit.

Et, si les cinq éléments dialogues entre eux, se complètent, se fédèrent, nourrissent l’intrigue, alors, peut-être que vous aurez réussi l’alchimie de votre histoire.